Los Angeles : un passé réduit en cendres

Avec les incendies qui la ravagent et l’accablent, Los Angeles subit une catastrophe qui la définira dorénavant. Certains, durs, ont pu dire qu’il s’agissait d’un événement digne d’anéantir la ville, mais c’est mal connaître Los Angeles.Des amis ont perdu leurs maisons. Des membres de ma famille ont été chassés de chez eux par le feu. Los Angeles a perdu des églises, des synagogues et des...

Jan 21, 2025 - 16:30
Jan 21, 2025 - 16:35
Los Angeles : un passé réduit en cendres

Avec les incendies qui la ravagent et l’accablent, Los Angeles subit une catastrophe qui la définira dorénavant. Certains, durs, ont pu dire qu’il s’agissait d’un événement digne d’anéantir la ville, mais c’est mal connaître Los Angeles.

Des amis ont perdu leurs maisons. Des membres de ma famille ont été chassés de chez eux par le feu. Los Angeles a perdu des églises, des synagogues et des édifices qui font partie de notre histoire collective ; pas uniquement des joyaux architecturaux, mais également des lieux civiques et des points de repère pour la mémoire commune.

À Pacific Palisades et à Malibu, le Will Rogers Western Ranch, situé dans le Parc d’État qui porte le nom de l’acteur, où j’allais pique-niquer sur l’herbe avec des amis, a disparu. C’est également le cas du Moonshadows, restaurant de la Pacific Coast Highway connu pour être un repaire de célébrités où j’ai, une après-midi, bu de la bière avec mon épouse après une charmante journée à la plage ; nous étions assis près des fenêtres, perchés au-dessus de l’océan, et pensions à la chance que nous avions d’être tout simplement là. Des monuments architecturaux tels que la Keeler House, maison à l’ossature poteaux-poutres créée par l’architecte sud-californien Ray Kappe dans les années 1990, et la Benedict and Nancy Freeman House, de Richard Neutra, un chef-d’œuvre de l’architecture résidentielle de milieu de siècle, ont également disparu.

À Altadena, l’une de mes localités préférées dans la région de Los Angeles, qui est également l’une des plus calmes – et l’une des enclaves de la communauté noire de L.A. depuis 1968 et le vote du Fair Housing Act – les pertes ne sont peut-être pas connues de ceux qui n’y vivent pas, mais elles sont inestimables pour nous. Les Park Planned Homes de Gregory Ain, une expérience d’après-guerre dans l’édification de maisons préfabriquées abordables, sont parties en fumée. Ont également disparu des restaurants comme le Side Pie, une pizzeria née dans une arrière-cour avant d’avoir pour de bon pignon sur rue. Bien des personnes, moi y compris, avaient trouvé refuge là durant le Covid. Il y a aussi le Bunny Museum, tout aussi excentrique que son nom le suggère, typiquement los-angélien dans sa bizarrerie, pourrait-on dire : une collection incomparable de plus de 45 000 objets en lien avec les lapins, qui serait pour l’essentiel parti en fumée. Dans bien des cas, des fonds pour la reconstruction sont levés – sur mes réseaux sociaux, les appels à participation à des GoFundMe défilent sans interruption –, mais la garantie d’un retour n’existe pas.

Ces lieux sont plus que de simples édifices. Le langage de l’architecture – contraintes, charges, force de cisaillement – reflète toute l’émotion qui imprègne notre façon d’éprouver les espaces que nous habitons, et la façon dont ils nous transforment. L’immense Octavia Butler, autrice de science-fiction, écrivait ceci dans l’incipit de La Parabole du semeur, roman post-apocalyptique prenant place dans une Los Angeles envahie par le feu : « Tout ce que tu touches, tu le changes. Tout ce que tu changes te change. » Je conçois ma propre évolution à travers les lieux ; les banlieues où j’ai grandi dans le Connecticut, un studio de Greenwich Village où j’ai vécu seul pour la première fois. Les maisons deviennent des foyers ; les pièces renferment des souvenirs. Les significations que nous créons, que nous tirons de nos cafés d’angle ou des restaurants qui nous sustentent sont pénétrées d’impressions sensorielles, si bien que lorsque ces lieux disparaissent, une part de nous s’en va avec eux. J’ai récemment bu un café avec un ami qui a grandi à Palisades. « Je n’ai même pas encore commencé à m’aviser que mon enfance entière s’est envolée », m’a-t-il confié.

L’ampleur des incendies de Los Angeles a été difficile à saisir, même pour ceux qui vivent là. Cette ville est une expérience américaine unique en son genre en matière de vie commune. Elle est variée, diverse et vaste ; tout à la fois urbaine, suburbaine et rurale (et c’est la seule métropole majeure des États-Unis qui soit traversée par une chaîne de montagnes). Le Grand Los Angeles, ce que l’on entend lorsque l’on dit « L.A. », inclut près de vingt millions d’habitants ; sa superficie en fait la plus grande aire métropolitaine des États-Unis. Un des seuls moments où il m’ait été donné de rire ces deux dernières semaines a été lorsque j’ai vu une publication sur les réseaux sociaux suggérer aux New-Yorkais désorientés de s’imaginer Central Park en feu pour se figurer l’ampleur du désastre. Mais avec plus de 160 000 hectares partis en fumée et 12 000 édifices réduits à néant, il faudrait en réalité imaginer quarante-sept Central Park.

Ce moment marquera un tournant pour Los Angeles. Non seulement dans notre façon d’aller de l’avant, mais également dans notre façon de préserver ce qui a été perdu ; un domaine dans lequel L.A., avec sa prédilection pour les âges d’or et les déclins, pour la vie en flux constant, pour la démolition et la reconstruction à neuf, n’excelle pas. Amanda Barnes, historienne amatrice qui tient le compte Instagram CahuengaPast, du nom de la rue qui traverse Hollywood Hills, renchérit. « Nous avons une capacité de concentration limitée et adorons planter un nouveau drapeau, clame-t-elle. Los Angeles adore les idées nouvelles, créer des tendances. C’est la chose la plus constante en ce qui concerne L.A. ».

Amanda Barnes a lancé son projet en 2020 pour documenter les histoires méconnues des maisons du quartier où elle vit. « Je décris ce projet comme une intersection entre l’histoire architecturale, la métaphysique et les vieux scandales ayant impliqué des célébrités ces cent dernières années, explique-t-elle. Il y a une certaine énergie propre à cet endroit particulier d’Hollywood Hills, et les maisons jouent le rôle de gardiennes. »

Elle-même gardienne, Amanda Barnes plonge dans les archives et les vieux journaux pour déterrer scandales ou encore escroqueries susceptibles de définir une propriété ; par exemple, elle a établi un lien entre Richard Nautra, l’écrivain Aldous Huxley et Krotona, ancienne colonie de la Société théosophique, un mouvement religieux ésotérique du début du 20e siècle, qui avait été établie à Beachwood Canyon. Tout cela est fait dans un esprit de célébration, même si le projet trouve sa source dans un événement tragique. L’époux d’Amanda Barnes est mort d’une leucémie en 2014. Ils s’étaient rencontrés neuf ans plus tôt et avaient l’habitude de se balader dans les collines d’Hollywood ensemble, de recueillir des informations sur les maisons pour le plaisir. « Quand CahuengaPast est devenu un vrai projet qui prenait de l’ampleur, je me suis rendu compte que j’étais plus satisfaite et plus heureuse que je ne l’avais été depuis qu’il était tombé malade, m’a-t-elle confié. Qu’en parlant des fantômes des Hills, qu’en découvrant et en mettant en lumière leurs prouesses et leurs épreuves oubliées, je m’étais, sans le faire exprès, aidée à trouver une paix plus profonde avec moi-même. »

« C’est un tel plaisir de montrer aux gens combien Los Angeles est belle ; la nature, l’étendue, les détails insolites, les motifs et tendances architecturaux selon les époques, ajoute-t-elle. C’est une communauté incroyable. »

Les souvenirs sont une des matières premières de la ville, au même titre que le béton et l’acier. Grâce à des démarches historiques orales telles que celle d’Amanda Barnes, et grâce au travail de sociétés architecturales et historiques de Los Angeles, notre mémoire collective s’étaie – le physique et le tangible, mais également l’abstrait et l’illusoire, alors même que la menace des incendies plane toujours.

Voilà six ans, à l’automne 2018, quand l’incendie de Woolsey a brûlé plus de 40 000 hectares, je travaillais sur mon livre le plus récent, une enquête sur ce que cela signifie de vivre à L.A., quand j’ai entendu parler d’un homme : Robert Spangle. Ce dernier avait obtenu son bac à la Malibu High School au milieu des années 2000, s’était enrôlé dans le Corps des Marines et était allé effectuer des missions en Afghanistan. Lors de l’incendie de Woolsey, il a mis le savoir-faire qu’on lui avait inculqué à contribution, notamment en contournant des barrages de police pour rejoindre un groupe de jeunes surfeurs qui sillonnaient les collines dans des pick-ups et qui éteignaient les incendies à la main. Lors de son passage chez les Marines, Robert Spangle avait été opérateur radiotéléphoniste ; il gérait les communications de son unité. Lors de l’incendie Woolsey, il a traîné une table de camp et un sac de couchage jusqu’au sommet de Point Dume, un promontoire surplombant le Pacifique, et veillé des jours durant, alertant les surfeurs chaque fois qu’il voyait un nouvel incendie démarrer.

« J’ai perdu pas mal d’heures de sommeil ces derniers jours », m’a-t-il dit quand je l’ai joint la semaine dernière. Il travaille désormais comme photojournaliste et designer. Au moment de notre discussion, il se trouvait en Italie et préparait une petite collection pour la Fashion Week de Florence. « [Ma fatigue] est en partie due à des rêves concernant l’incendie de Woolsey et en partie due à l’anxiété quant au fait de ne pas être là-bas, de voir des amis perdre leurs maisons et leurs entreprises. »

Comme tous les Angelins, Robert Spangle connaît bien le feu. Un souvenir s’est rappelé à son souvenir : il regarde ses parents préparer la maison et ne mettre que l’essentiel dans des valises tout en sachant que si les montagnes prennent feu, son père restera défendre leur propriété, en dépit des ordres d’évacuation. Selon ses propres mots, ils ont fait cela « à la Malibu ». Quelques années plus tard, un autre incendie a déferlé. Un peu plus âgé, il y a vu comme un rite de passage : son père l’a autorisé à rester et à aider alors que sa mère et son petit frère étaient évacués. En regardant les nouvelles à des milliers de kilomètres de là, il s’est senti impuissant. « Malibu me manque tous les jours, bizarrement davantage pendant les incendies, confie-t-il. La communauté, voilà la chose irremplaçable. »

La semaine dernière, je suis passé devant un homme qui jouait du ukulélé dans une berline dont chaque centimètre carré était rempli d’effets personnels. Était-il sans-abri avant les incendies ? Dans la Los Angeles contemporaine, impossible de le dire avec certitude. Cela fait désormais dix jours que j’emporte un kit d’urgence quand je quitte mon appartement ; un sac à dos rempli d’accessoires de toilette, de batteries de secours, de documents importants. En tant que personne suffisamment chanceuse pour ne pas vivre dans une zone ayant brûlé, je lutte avec la culpabilité du survivant de différentes manières. Je rafraîchis constamment les applications de suivi des incendies et des vents et prie pour qu’il pleuve. En écrivant cet article, deux incendies ont démarré près de chez moi, mais ils ont été rapidement (et c’est heureux) éteints. Je fais du bénévolat, je donne, je m’oblige à lire les nécrologies qui arrivent au compte-gouttes, car les victimes y sont identifiées et décrites. Mais à plusieurs reprises, je me suis retrouvé dans l’impasse. À courir partout pendant des jours, je me trouve soudain à peine capable de sortir du lit, je regarde le plafond, épuisé comme rarement je l’ai été.

À l’est et à l’ouest de mon appartement, la fumée ne fait plus écran à la silhouette des immeubles. J’ai hâte de retourner dans les montagnes, de randonner sur les sentiers, de dire bonjour aux personnes que je croise. Pour reprendre l’expression de Robert Spangle, dans ce scénario, comment s’en sort-on « à la Los Angeles » ? En dépit de toutes les pertes, les dernières semaines ont montré des exemples inspirants de résilience et d’humanité : entraide entre voisins, inconnus qui se lient d’amitié. Los Angeles se reconstruira, nous le faisons toujours. De nouveaux édifices verront le jour à l’endroit où se trouvaient les anciens, et ils seront différents ; nous ne pourrons peut-être pas remplacer les emblèmes de l’architecture de la moitié du siècle dernier, mais nous pourrons concevoir des édifices capables de résister à de futurs incendies. Et avec un peu de chance, quand ils reviendront, toute la solidarité et les souvenirs issus de ce moment nous permettront d’être plus forts et mieux préparés.

Le potentiel de Los Angeles reste immense.