Les Espagnols n'étaient pas les premiers à coloniser les Caraïbes
Avec ses plus de 700 îles réparties sur une superficie de 2 640 022 km², la mer des Caraïbes était l'une des dernières régions colonisées par les Amérindiens au cours de leur exploration du continent américain. Les archéologues ont eu beaucoup de mal à retracer les origines et les mouvements de ces intrépides navigateurs. Aujourd'hui, grâce au matériel génétique prélevé sur les os d'anciens...

Avec ses plus de 700 îles réparties sur une superficie de 2 640 022 km², la mer des Caraïbes était l'une des dernières régions colonisées par les Amérindiens au cours de leur exploration du continent américain. Les archéologues ont eu beaucoup de mal à retracer les origines et les mouvements de ces intrépides navigateurs. Aujourd'hui, grâce au matériel génétique prélevé sur les os d'anciens habitants des Caraïbes, l'histoire invisible de cet archipel tropical émerge progressivement de l'ombre.
Les chercheurs ont ainsi découvert avec étonnement que la plupart des habitants originels des Caraïbes auraient été évincés par des peuples en provenance d'Amérique du Sud près de 1000 ans avant le début de l'invasion espagnole, en 1492. En outre, à l'arrivée des Espagnols, les îles telles que Porto Rico ou Hispaniola étaient probablement bien moins peuplées que nous ne le pensions jusqu'à présent.
L'extraction de l'ADN des restes osseux dans des régions chaudes et humides comme les Caraïbes était impossible il y encore quelques années. À présent, grâce aux récentes avancées technologiques dans le domaine de la génétique, un laboratoire de l'université Harvard dirigé par le généticien David Reich a pu extraire l'ADN de 174 individus exhumés sur des sites allant du Venezuela aux Bahamas.
Publiés dans la revue Nature, leurs résultats font suite à une étude parue en juillet 2021 dans la revue Science portant sur l'analyse des génomes de 93 anciens résidents des Caraïbes menée par un laboratoire de l'université de Copenhague. Grâce aux progrès de la technologie, « nous sommes en mesure de dresser un portrait détaillé des premières migrations de l'histoire des Caraïbes, » explique Johannes Krause, directeur de l'institut Max-Planck de science de l'histoire humaine et coauteur de l'article paru dans Science.
Les deux études confirment qu'un groupe d'agriculteurs adeptes de la poterie, appelé peuple de la période céramique, aurait quitté la côte nord-est de l'Amérique du Sud il y a 2 500 ans pour évoluer d'île en île à travers les Caraïbes. Loin d'être les premiers colonisateurs, ils ont rencontré sur plusieurs îles des groupes de chasseurs-cueilleurs arrivés il y a 6 000 à 7 000 ans depuis les côtes de l'Amérique Centrale et de l'Amérique du Sud.
Ces chasseurs-cueilleurs, connus sous le nom de peuple de la période Archaïque, semblent s'être évanouis dans le sillage de l'apparition des nouveaux venus. Il ne subsiste que des traces génétiques limitées de ces individus archaïques dans le génome des peuples de la période céramique, ce qui montre que les deux groupes ne se sont que rarement mélangés. Les céramistes, liés aux actuels peuples de langue arawak, ont pris le dessus sur les chasseurs-cueilleurs, probablement par la violence et la maladie, à mesure qu'ils colonisaient de nouvelles îles.
Cependant, il existe de curieuses exceptions qui dépeignent un tableau plus complexe des interactions entre ces deux peuples.
« On remarque notamment que le mode de vie archaïque semble avoir survécu dans l'ouest de Cuba jusqu'en 900 de notre ère, » indique William Keegan, archéologue du musée d'histoire naturelle de Floride et coauteur de l'étude parue dans Nature. « Cela suggère que le peuple archaïque y aurait vécu sans être inquiété ni se mélanger. »
UNE DÉCOUVERTE DISRUPTIVE
L'une des découvertes les plus perturbantes de l'étude menée par l'université Harvard est que les populations autochtones de grandes îles telles que Porto Rico ou Hispaniola étaient bien moins importantes que ne le suggèrent les archives à l'arrivée des Espagnols.
Dix ans après le débarquement de Christophe Colomb, un moine espagnol a estimé qu'il y avait environ 3,5 millions d'habitants sur l'île d'Hispaniola, aujourd'hui partagée entre Haïti et la République dominicaine. Cependant, en s'appuyant sur l'extrapolation des données génétiques à l'aide de nouveaux modèles mathématiques, les chercheurs estiment à présent que la population ne dépassait pas les quelques dizaines de milliers. Cela remet en question la vieille idée selon laquelle plusieurs centaines de milliers d'autochtones, voire des millions, auraient succombé aux maladies et aux autres conséquences infligées par l'invasion européenne.
« Cette nouvelle approche de l'estimation de la taille des populations passées a le potentiel de révolutionner notre perception de l'histoire des migrations et des changements culturels, » déclare Krause.
Même s'il est vrai qu'un grand nombre de natifs ont trouvé la mort après l'arrivée des Espagnols, les études génétiques montrent que leur ADN subsiste chez les îliens actuels, mélangé aux gènes des colons européens et des esclaves africains arrivés plus tard.
De nombreux groupes autochtones ont déjà reproché aux équipes de généticiens, souvent composées de chercheurs américains ou européens blancs, de ne pas les consulter ou de manquer de respect envers leurs traditions au cours des études menées sur leurs origines. Cette fois, les auteurs de l'étude publiée dans la revue Nature indiquent avoir collaboré avec les communautés descendantes et des universitaires caribéens pour la collecte et l'analyse de leurs données. Par ailleurs, leurs recherches ont été en partie financées par une bourse de la National Geographic Society.
DES ÎLES CONNECTÉES
Il reste toutefois un mystère à élucider : comment des populations insulaires relativement réduites ont-elles fait pour éviter la consanguinité sur autant de siècles ? Il n'y a aucun signe de migration ultérieure majeure depuis le continent. Néanmoins, les archéologues indiquent que les nouvelles preuves suggèrent l'existence de contacts fréquents entre les différentes îles, un contact qui aurait permis d'assurer la diversité génétique.
L'article publié dans la revue Nature « met en lumière la connectivité des peuples de la région, » déclare Jada Benn Torres, anthropologue-généticien à l'université Vanderbilt externe à l'étude. D'après Torres et ses collègues, la prochaine étape sera de comprendre les liens entre les différentes îles au sein de ce qui restait un système relativement fermé jusqu'à l'arrivée des Espagnols en 1492.
« C'était une région du monde dynamique et interconnectée, » explique Miguel Vilar, anthropologue à l'université du Maryland. « Nous parvenons enfin à cerner l'histoire des Caraïbes à travers l'ADN comme nous n'avons jamais pu le faire avec l'archéologie seule, » conclut-il.