Les loups se sont-ils domestiqués eux-mêmes pour devenir des chiens ?
L’histoire de la domestication des chiens suscite de nombreux débats. Est-elle le fruit de la volonté des humains, qui auraient sélectionné des individus dociles dans des meutes de loups afin d’en faire leurs compagnons domestiques ? Ou certains loups ont-ils fait le choix de devenir plus tolérants envers les humains afin de profiter d’un accès plus facile à de la nourriture ?Avant de pouvoir...

L’histoire de la domestication des chiens suscite de nombreux débats. Est-elle le fruit de la volonté des humains, qui auraient sélectionné des individus dociles dans des meutes de loups afin d’en faire leurs compagnons domestiques ? Ou certains loups ont-ils fait le choix de devenir plus tolérants envers les humains afin de profiter d’un accès plus facile à de la nourriture ?
Avant de pouvoir trancher le débat, une question importante doit toutefois être posée : est-il possible qu’une espèce entièrement nouvelle et plus docile ait émergé en seulement quelques milliers d’années, sans sélection artificielle contrôlée par les humains ?
Selon un nouvel ensemble de modèles mathématiques, publié le 12 février dans Proceedings of the Royal Society: Biological Sciences, cette hypothèse serait tout à fait plausible. Dans de bonnes conditions, les loups auraient pu se faire évoluer eux-mêmes jusqu’à devenir des chiens en l’espace d’environ 8 000 ans.
UNE ÉVOLUTION DÉTOURNÉE PAR LES HUMAINS ?
Les humains vivent en étroite collaboration avec les chiens depuis au moins 30 000 ans. Plusieurs hypothèses ont été avancées pour tenter d’expliquer ce qui a déclenché l’évolution qui a permis aux dangereux loups sauvages de devenir les fidèles amis domestiques que nous connaissons aujourd’hui.
« Des preuves solides indiquent qu’au cours des 15 000 dernières années, une sélection artificielle a eu lieu au sein des cultures humaines », explique Alex Capaldi, écologiste théoricien à l’Université James Madison, en Virginie. En d’autres termes, plutôt que de laisser l’évolution des chiens suivre son cours naturellement, les humains sélectionnaient des caractéristiques spécifiques afin de la guider selon leur volonté.
Ce qu’il s’est passé durant les 15 000 années précédant cette période, en revanche, demeure un mystère.
Les humains avaient peut-être déjà commencé à élever les loups de manière à obtenir des individus plus dociles, pour les utiliser pendant la chasse, par exemple.
« Selon moi, il est peu probable que les chasseurs de l’Antiquité aient travaillé avec des prédateurs qui, au mieux, les considéraient sûrement plus comme des concurrents que comme des partenaires », commente Kathryn Lord, biologiste de l’évolution à la Chan Medical School de l’Université du Massachusetts à Worchester, qui n’était pas impliquée dans l’étude.
Plutôt que d’effectuer un élevage sélectif volontaire, nos ancêtres ont peut-être simplement commencé à adopter les adorables petits louveteaux qu’ils retrouvaient dans la nature et à les élever chez eux, tout comme nous le faisons encore aujourd’hui, créant ainsi une population isolée de loups apprivoisés et domestiqués. Ces loups se seraient par la suite accouplés les uns avec les autres, entraînant une sélection artificielle rapide qui aurait, à terme, conduit à l’émergence des chiens domestiqués que nous connaissons si bien.
LA THÉORIE DE « L’AUTO-DOMESTICATION »
Il est également possible que certains loups soient devenus volontairement plus dociles afin de pouvoir se rapprocher des humains et de se nourrir de leurs restes, abandonnant ainsi leur agressivité pour accéder plus facilement à de la nourriture. Ces individus se seraient isolés des autres meutes, se reproduisant entre eux, et créant ainsi de nouvelles générations d’animaux plus dociles.
Capaldi a découvert cette théorie, parfois appelée « proto-domestication » ou « auto-sélection », grâce à la série documentaire Cosmos : Une odyssée à travers l’univers animée par Neil deGrasse Tyson. Dans un épisode, l’astrophysicien, assis près d’un feu de camp, jette un vieil os à un loup avant de décrire le concept d’auto-domestication.
L’écologiste, qui avait toujours entendu dire que les humains étaient à l’origine de la transformation des loups en chiens, se souvient avoir été surpris par cette scène. « Je voulais voir quelles étaient les différentes versions de l’histoire. »
C’est ainsi qu’il a découvert que cette théorie ne faisait pas l’unanimité. L’une des principales objections était que, si les loups s’étaient eux-mêmes rapprochés des humains afin d’accéder à leurs déchets, puis s’étaient reproduits entre eux, créant ainsi des générations plus dociles, le processus devait avoir pris beaucoup plus longtemps.
C’est alors que les modèles mathématiques ont pu entrer en jeu, explique David Elzinga, écologiste mathématicien à l’Université du Wisconsin à La Crosse. « Je ne pense pas que les modèles mathématiques aient encore eu une place dans ce débat », précise-t-il. Bien qu’ils ne puissent pas reproduire exactement les comportements des loups et humains de l’Antiquité, en simplifiant le monde réel, « je pense qu’ils ont beaucoup à apporter ».
CRÉER UNE SIMULATION
Capaldi, Elzinga et leurs collègues ont eu recours à des modèles mathématiques basés sur les agents (agent-based models, ou ABM) pour déterminer combien de temps serait nécessaire pour qu’une spéciation, c'est-à-dire la naissance d’une nouvelle espèce distincte, se fasse à partir d’une meute de loups.
Les chercheurs ont exécuté des modèles dans lesquels les loups dociles s’accouplaient avec d’autres loups dociles, et d’autres modèles dans lesquels ils ne le faisaient pas. Ils ont également examiné la rapidité avec laquelle la spéciation pouvait se produire si les niveaux de déchets laissés par les humains restaient constants (décrivant ainsi une petite population humaine stable), ou s’ils augmentaient (indiquant une population croissante d’humains). Ils ont exécuté chaque modèle pendant 15 000 « années ».
Dans ces nombreux modèles, les premiers chiens se séparaient de leurs ancêtres loups dans 37 % des cas.
Si les loups qui se nourrissaient des restes des humains préféraient s’accoupler avec d’autres individus dociles, ils formaient les premières meutes d’anciens « chiens » dans 74 % des cas.
Si les individus dociles s’accouplaient avec d’autres individus comme eux, les chiens se séparaient des loups au bout de 8 000 ans environ, et le changement durait plus de 3 400 ans, persistant souvent jusqu’à ce que le modèle n’ait plus de « temps ». Ces évolutions avaient lieu que la quantité de restes laissés par les humains soit constante ou croissante. Toutefois, si les loups dociles s’accouplaient avec des loups plus sauvages, ils n’entraînaient jamais l’émergence d’une nouvelle espèce distincte.
Selon Bridgett vonHoldt, biologiste de l’évolution à l’Université de Princeton, qui n’était pas impliquée dans l’étude, les loups dociles s’accouplaient probablement avec d’autres loups dociles car ceux-ci étaient plus proches que les individus plus « sauvages ».
Cependant si certains parlent « d’auto-domestication », vonHoldt note qu’en réalité, « ce phénomène, dans lequel des loups plus tolérants à l’égard des humains auraient passé leur vie plus près des humains afin de tirer profit de cette collaboration, fait partie de la sélection naturelle ». En outre, selon elle, un certain nombre de gènes peuvent conférer aux animaux des comportements « hypersociaux » ; ajouter ces chiens au modèle pourrait donner un aperçu encore plus précis de l’époque de leur émergence.
« Certains ont affirmé que l’hypothèse de l’auto-domestication était trop lente pour avoir pu fonctionner. Cet article prouve le contraire », affirme Lord.
UN NOUVEL INDICE
Ces résultats ne signifient pas que les chercheurs ont la certitude que les loups sont parvenus à évoluer en toute autonomie, « mais ils apportent un élément de preuve à l’appui de cette hypothèse », commente Lord.
D’autres objections subsistent, note toutefois Mietje Germonpré, paléontologue à l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique, à Bruxelles.
En effet, « les preuves archéologiques suggèrent qu’au cours du Paléolithique supérieur, les humains modernes empêchaient les grands carnivores d’accéder à leurs sites d’habitation afin de protéger leurs réserves de nourriture et leurs déchets », explique-t-elle. Ainsi, même si les loups ont eu tout le temps de former des meutes capables de collaborer avec les humains, il est possible que nos ancêtres les aient empêchés d’approcher.
Les résultats ne signifient pas non plus que cette évolution n’a été possible que grâce à un accès facilité aux déchets des humains, relève Capaldi.
Les humains ont probablement joué un rôle, mais les chiens aussi. « Il y a de nombreux processus en cours », indique-t-il. « La question n’est probablement pas de savoir lequel des deux a joué le rôle, mais lequel a été le facteur le plus important. »
Quoi qu’il en soit, ces résultats soulignent que le processus de domestication n’est pas systématiquement imposé par les humains à d’autres organismes : il peut s’agir d’une évolution mutuelle, durant laquelle deux espèces se rapprochent l’une de l’autre afin de créer une nouvelle amitié.