Chine : dans l'usine du monde, le dernier bastion du "fait main"

Comme j'ai consacré les dix dernières années de ma vie à cheminer autour du globe, il n’est pas rare que l’on me pose cette question : « À quoi ressemblent les grandes problématiques du moment vues au ras de la chaussée ? » Ou bien : « La marche a-t-elle eu une incidence sur votre façon d’appréhender les événements actuels ? »Je n’ai parfois aucune difficulté à répondre : les réponses ont vibré...

Mar 13, 2025 - 14:50
Chine : dans l'usine du monde, le dernier bastion du "fait main"

Comme j'ai consacré les dix dernières années de ma vie à cheminer autour du globe, il n’est pas rare que l’on me pose cette question : « À quoi ressemblent les grandes problématiques du moment vues au ras de la chaussée ? » Ou bien : « La marche a-t-elle eu une incidence sur votre façon d’appréhender les événements actuels ? »

Je n’ai parfois aucune difficulté à répondre : les réponses ont vibré au plus profond de moi-même aussi sûrement qu’un métronome au fil de mes 25 millions de pas, ce qui représente plus de 19 000 km, parcourus au cours d’un lent voyage narratif intitulé Out of Eden Walk (« Quitter l’Éden »), qui se propose de suivre les traces de notre dispersion hors d’Afrique à l’âge de la pierre.

Je peux aussi confirmer que la nature a été tellement modifiée par Homo sapiens que cela devrait tous nous empêcher de dormir – non seulement par l’effet de notre mauvaise conscience, mais aussi en raison de la véritable crainte que cela devrait nous inspirer. L’injustice la plus criante constatée dans chaque communauté traversée ? Facile : les femmes, dont le potentiel est entravé, de manière cruelle et arbitraire, par les hommes. Parallèlement, les inquiétudes soulevées par le climat ont hanté toutes les discussions sur mon parcours.

Mais il est une autre conséquence du développement que j’ai pu observer : la disparition, après des milliers d’années de continuité, des paysages modelés par l’homme à la force des bras. J’entends par-là la diminution des lieux habités qui n’ont pas encore été soumis aux exigences des machines ou transformés par elles.

Paradoxalement, cette géographie humaine archaïque est souvent si subtile, même vue de près, que je n’ai réellement pris conscience de son existence qu’en commençant à remarquer son absence. Elle n’a surgi qu’après le début de ma traversée de la société la plus industrialisée de la planète : la Chine, dix-huitième pays de mon périple, surnommée l’« usine du monde ».

Je n’y avais encore jamais mis les pieds. Comme beaucoup de visiteurs, ma tête était farcie de clichés de mégapoles bourdonnantes d’activité, de trains à grande vitesse ponctuels, de centres commerciaux illuminés et de ports robotisés : une société infatigable, alimentée par des machines et entièrement dévolue à satisfaire l’appétit gargantuesque de l’humanité pour les téléphones cellulaires, les jouets en plastique, les panneaux solaires, les vêtements et autres produits industriels de masse.

Cette image d’une ruche de béton est en grande partie justifiée. La nature et ceux qui vivent à son contact ont été les grands perdants du boom économique chinois. Aussi, quand je quitte le Myanmar (Birmanie), en octobre 2021, pour entamer mes 5 950 km dans l’empire du Milieu en direction de la Russie, je suis stupéfié de me retrouver dans la province du Yunnan, dans le sud-ouest du pays, au milieu de paysages dignes des rouleaux médiévaux chinois : scènes de vallées plissées et d’escarpements, où l’on imagine le monde à hauteur d’homme, et où une économie de rétameurs, de tailleurs et de fabricants de chandelles ambulants impriment inlassablement un cours lent à la vie. Je suis étonné du rare degré d’adaptation entre le paysage et ses habitants, de la possibilité presque oubliée d’une coexistence entre l’homme et la nature proche de l’harmonie.

La première route que j’emprunte dans la province du Yunnan a été construite à la force des bras pour la guerre. Près de la frontière birmane, dans le village de Yusan, je dépasse d’un pas traînant des hommes et des femmes en train de cueillir des hectares de roses d’Inde, pour en tirer des huiles essentielles. Des milliards de pétales couvrent d’or la chaussée. Il s’agit là du tronçon de Tengchong, faisant partie de la tristement célèbre route de Birmanie. Celle-ci fut en effet construite de haute lutte par 200 000 habitants du Yunnan, des hommes, des femmes et des enfants, cernés par les massacres de la Seconde Guerre mondiale.

Quatre-vingt-six ans plus tôt, cette armée civile était à pied d’oeuvre, sept jours sur sept, pour ouvrir 1 154 km de route dans l’une des zones les plus pluvieuses, les plus escarpées et les plus infestées par le paludisme du monde, afin d’acheminer les munitions, la nourriture et les médicaments dont la Chine meurtrie par la guerre manquait cruellement. La route de Birmanie fut l’un des plus grands exploits d’ingénierie du conflit le plus sanglant de l’histoire de l’humanité.

Dans ses mémoires, The Building of the Burma Road, l’ingénieur Tan Pei-Ying décrit comment cette voie de 7 m de large, recouverte de graviers et aplanie à la main, a été aménagée sur plus de 965 km à travers trois chaînes de montagnes du Yunnan. Des ouvriers hissaient de monstrueux rouleaux de calcaire sur les pentes boueuses. Parfois, ils lâchaient prise et les cylindres de 4,5 t dévalaient la pente, écrasant les gens sur leur passage. Le temps que l’armée américaine arrive avec ses bulldozers pour construire des routes supplémentaires, au moins 2 300 villageois avaient trouvé la mort sur le chantier.

« C’était très dur », se souvient Xu Ben Zhen, ancien instituteur dans un village situé près de la ville de Tengchong.

À 100 ans, c’est encore un bel homme aux pommettes hautes, aux yeux brillants couleur noisette et à l’épaisse chevelure blanche. Il est l’un des derniers survivants de la célèbre route de Birmanie. Xu Ben Zhen (qui est mort depuis notre rencontre) avait été enrôlé de force à 17 ans dans les légions de citoyens chargés de déjouer, principalement avec des pelles et des paniers en osier, le blocus côtier de l’envahisseur japonais. « J’étais comme n’importe quel garçon de la campagne, assure-t-il timidement en évoquant sa contribution éreintante à l’effort de guerre. Je n’avais rien de spécial. »

Aujourd’hui bitumée sur la majorité du parcours, la route de Birmanie disparaît sous les autoroutes. Mais, dans les collines volcaniques de Tengchong, elle ondule comme une danseuse sur les hauteurs, le long des villages aux toits de tuiles et du tapis vert des rizières. Suivez-la jusqu’à son terme et vous verrez qu’elle s’achève, comme l’architecture traditionnelle du Yunnan, dans les mains ridées d’un être humain.

Assis dans la cour baignée de soleil de sa ferme centenaire, le vieil instituteur Xu Ben Zhen se perd dans son silence. Il regarde ses mains posées sur ses genoux : leurs veines saillantes, d’un bleu pâle ; leur peau tachée par le soleil, fine comme du papier de soie. Comme la carte d’un Yunnan en train de disparaître.

Voyez les mains d’une fermière de la région. Calleuses. Fortes comme le marteau et l’étau. Regardez sa houe s’élever et s’abaisser en haut d’une crête, au nord de la vieille ville de Dali. Combien de fois ces mains si puissantes ont-elles répété ce geste ? Des dizaines de milliers de fois ? Pourtant, chaque mouvement de Wang Liusui est unique. Depuis plus de cinquante ans, elle n’a jamais utilisé ses outils deux fois de la même façon. Sa ferme, autonome, est imparfaite, originale, artisanale.

« Nous achetons notre baijiu à la ville », m’explique Wang Liusui en souriant sous son chapeau, évoquant le principal produit de masse qu’elle et son mari consomment, un tord-boyaux industriel dont le contact anesthésie les lèvres.

La fermière est l’une des artisanes d’un monde qui a duré onze mille ans – de l’aube de l’agriculture dans la vallée du Jourdain au néolithique jusqu’aux années 1840, quand des engins à vapeur ont commencé à remplacer les hommes et les animaux de trait dans les champs européens. Le rugueux Yunnan occidental représente le crépuscule de cette ère.

Wang Liusui prépare son propre engrais avec des aiguilles de pin et du lisier de porc, utilise un bâton taillé pour décortiquer les épis de maïs et des paniers en osier tressés à la main pour stocker les pommes de terre. Même la topographie de sa ferme défie le tracé rectiligne imposé par les tracteurs : ses champs, trop pentus pour les machines, semblent couler sur le flanc verdoyant de la montagne.

Les raisons de la persistance des modes de vie anciens au Yunnan sont complexes. La géologie offre une explication partielle. Les plaques tectoniques indienne et eurasienne se heurtent dans le sud-ouest de la Chine. Ce choc a formé des barricades montagneuses, qui ont ralenti le tsunami de l’industrialisation en train de transformer le reste du pays. De même, cette géographie a favorisé une mosaïque de cultures. Ainsi, près de la moitié des cinquante-six groupes ethniques officiellement reconnus en Chine trouvent encore refuge dans cette région. À chaque fois que je franchis un col dans les montagnes boisées s’ouvre à moi un abécédaire de langues potentielles : bai, dai, lisu, mandarin, naxi, tibétain, yi. Historiquement plus pauvres que les Hans, qui sont majoritaires en Chine, ces peuples montagnards s’accrochent à leurs activités manuelles.

Pendant plus de 950 km, montant et descendant les contreforts himalayens du Yunnan, j’ai commencé un inventaire des vieux savoir-faire. J’ai rencontré des rétameurs ambulants près des monts Gaoligong, des presseurs d’huile de noix dans la vallée de Lujiang, des distillateurs d’huile d’eucalyptus au bord de la rivière Nu et des broyeurs de piment aux environs de la vieille ville de Dali. J’ai salué d’humbles fabricants de paniers, des muletiers, des cueilleurs de champignons sauvages, des tisserands, ainsi que des spécialistes de la découpe de ruches dans de vieux arbres creux.

Partout sur ma route ont surgi des artisans. Le long du cours supérieur du Jinsha, ou « fleuve du sable doré », les mains épaisses des tailleurs de pierre – les maçons de villages – ont érigé dans des cours intérieures des bâtiments qui ont tout l’air de sculptures habitables : chaque mur, chaque angle est différent, et jamais tout à fait d’aplomb. Les outils sont souvent fabriqués à la main. Les ruelles, construites pour les piétons, ont précisément la largeur d’un homme écartant les bras. Les portes des maisons sont souvent à la mesure de la taille de leurs habitants. En franchir le seuil, marqué d’un duilian, des vers porte-bonheur écrits au pochoir sur l’encadrement rouge de la porte d’entrée – « Dans maintes maisons un jour nouveau se lève / De nouveaux arbres renouvellent le charme des vieux pêchers » – est un cadeau d’intimité. Cette architecture est conçue pour une seule et unique vie, pas pour celles de millions d’habitants.

Dans le Yunnan, j’ai aussi traversé des villes modernes, en bas, dans les plaines.

Cette Chine-là fait la fierté des bureaucrates. À Baoshan et New Dali, on peut louer des vélos électriques sur un coup de tête avec son téléphone portable. Il m’a fallu à peine 14 secondes à un guichet automatique pour effectuer un retrait en yuans sur mon compte bancaire à l’autre bout de la planète. Je me suis même assis dans un Starbucks rigoureusement semblable à tous les autres.

Mais l’habitat standardisé de verre et de fer de nos villes mondialisées me semble étrangement fragile après les hautes terres du Yunnan occidental. J’ai l’impression de pouvoir enfoncer la main dans ces immeubles uniformisés, comme à travers un hologramme. L’usine du monde me paraît totalement éphémère.

Ce n’est bien sûr qu’une illusion. Des pins en polymère camouflant des antennes-relais et des immeubles préfabriqués surgissent partout dans l’univers reculé des villages rudimentaires de la région. Le Yunnan, ce paradis ancien et imparfait, est en train de disparaître.

Escorté par des compagnons de marche locaux, j’ai traversé toute une mosaïque d’environnements humains au cours de mon périple autour du monde. Seuls quelques-uns d’entre eux étaient encore faits de la main de l’homme.

Pour échapper à la vacuité des autoroutes saoudiennes, j’ai opté pour les étroits et irréguliers sillons des pistes chamelières, creusés sur un mètre de profondeur dans la pierre par quatorze siècles de caravanes rejoignant La Mecque. La différence avec le Yunnan ? Ces antiques routes étaient déjà mortes – des pièces de musée.

Dans le Caucase méridional, en revanche, la petite Géorgie m’a envoûté. Ses paysages agricoles avaient l’air d’une peinture primitive : des vallées naïves et des escarpements excessifs. Des petites routes de terre (ou de boue), droites seulement par accident. Des maisons bâties à la hâte, penchant d’un côté ou de l’autre. Des poignées de portes en fil de fer. À côté d’une source, sur le bord de la route, quelqu’un avait astucieusement taillé une louche dans une branche, ce qui ajoutait au plaisir de boire.

En revanche, une fois passée la frontière de l’Azerbaïdjan, riche en pétrole, le paysage s’est montré plus rangé, quadrillé et largement biitumé. Les poignées de porte étaient industrielles ; les portes fermaient parfaitement, dans des encadrements précis, assemblés en usine. Une telle maîtrise technique – l’essence de toute surface usinée – tend à émousser les sensations. Comme si vous touchiez la vie à travers de la Cellophane. La Géorgie valait-elle mieux que l’Azerbaïdjan ? Non, bien Elle me rappelait simplement le centre du Mexique où j’ai passé mon enfance, avec ses villages bâtis à la force du poignet autour de champs de maïs. Mais, dans mes souvenirs, c’est l’Azerbaïdjan qui s’efface. Et ce n’est qu’en Géorgie que je me suis senti invité à poser ma main sur le visage d’un autre humain.

Dame nature remodèle sans cesse la planète. Elle expérimente sans relâche, revenant sur les accidents de l’évolution, recyclant les os et les molécules. Son laboratoire du Yunnan est particulièrement changeant. Cette instabilité vient ajouter un ingrédient rare aux paysages habités : l’humilité humaine.

Descendant à travers des vergers de noyers, j’emprunte les vestiges de la route du Thé et des Chevaux. Ce réseau de pistes datant de plusieurs siècles était sillonné jadis par les caravanes de mules transportant jade, thé et soie du Yunnan vers l’Asie du Sud et du Sud-Est. Je continue mon chemin jusqu’à Yangbi, ville aujourd’hui détruite. Il y a quelques mois, en effet, un tremblement de terre a brisé ses maisons comme des coquilles d’oeuf. Les gens vivent encore sous des tentes. Dans le sillage des répliques, des grêlons gros comme des balles de ping-pong ont tapissé le sol sur 30 cm de hauteur. Ici, les pluies de la mousson s’abattent comme de la chevrotine, emportant régulièrement avec elles routes, ponts et champs. En partie à cause de ce caractère indiscipliné, la province du Yunnan offre un aperçu du monde tel qu’il fut, renfermant toute une biodiversité.

Les monts Gaoligong, s’élevant à plus de 4 800 m, sont couverts d’une forêt tropicale qui abrite un des plus riches réservoirs d’ADN botanique de la planète : près de 5 000 espèces de plantes. Trois amis chinois et moi franchissons péniblement les montagnes.

Nous nous frayons un chemin à travers d’innombrables feuilles – des magnolias, des lauriers, des chênes, des fougères et quantité d’espèces de rhododendrons –, faisant halte pour écouter les oiseaux, la plupart du temps invisibles. Des fauvettes. Des bulbuls. Des minlas à ailes bleues. Toutes les cigales du monde semblent vouloir nous percer les tympans de leurs trilles métalliques. Des pluies torrentielles ont raison de nos parapluies bon marché. La réserve naturelle des monts Gaoligong offre un exemple parfait de ce que l’on appelle la nature sauvage.

« Je me suis retrouvé coincé une fois dans les Gaoligong. Je ne pouvais pas bouger », me raconte Zhang Qing Hua, un de mes jeunes compagnons de marche et naturaliste amateur. « À cause des salamandres. Des milliers, des dizaines de milliers de salamandres. Si j’avançais, je leur marchais dessus. Elles étaient sorties pour s’accoupler et recouvraient le sol de la forêt. » Pour ne pas déranger ce parterre grouillant de vie, Zhang avait descendu sur la pointe des pieds le lit des torrents.

Comme le reste du monde, les 47 millions d’habitants de la province du Yunnan, plus grande que le Japon, ont dévasté leur environnement, avec les fléaux habituels de l’anthropocène : pollution industrielle, fonte des glaciers, marée de béton stérile. Mais, ici, la nature réplique avec force. Sur les monts Gaoligong, les hommes ont sérieusement battu en retraite.

Des zones de protection écologique stricte ont été créées, expulsant les fermiers locaux. Beaucoup sont partis volontairement – participant à l’exode des plus de 220 millions de Chinois de la génération précédente vers les villes et les « nouveaux villages » financés par l’État. Les derniers vieux agriculteurs du Gaoligong ont désormais l’eau courante et l’électricité dans des logements préfabriqués. La plupart semblent satisfaits et passent beaucoup de temps devant la télévision.

Mais il m’est difficile, alors que je me repose dans le verger d’un village vidé de ses habitants, de ne pas réfléchir au revers de la médaille de cet abandon. Des meules en grès et des pots à grain en terre gisent dans les buissons. Des toits de tuiles s’effondrent, emportant avec eux mille ans de souvenirs. Je m’interroge : qui se souviendra comment subsister de façon si étroite avec l’environnement ? Alors que j’écoute les mouches voler dans la cour silencieuse, il est facile d’imaginer un monde sans nous.

Le plus grand fantasme serait de croire que notre économie actuelle, addictive et en pleine expansion, fondée sur la production de masse, a la moindre chance d’être durable. Ou que les savoir-faire artisanaux des temps anciens n’ont que peu de valeur dans une époque d’effondrement environnemental.

« Les peuples autochtones ont beaucoup à nous apprendre », me dit Liu Zhenhua, un ancien éducateur de la mégapole de Guangzhou, qui vit dans une vieille ferme bai, près de la vieille ville de Dali, avec sa compagne musicienne. « Ils savent comment collaborer avec la nature et ne pas se battre contre elle. »

Liu Zhenhua fait partie du nombre croissant de millenials qui viennent se ressourcer dans le Yunnan, en quête d’alternative à l’épuisante économie chinoise du « 9-9-6 » (travailler de 9 heures à 21 heures, six jours sur sept). Avec ses nouveaux restaurants vegan et ses ateliers de poésie, « Dalifornia », comme on la surnomme, est une destination où l’harmonie entre les hommes et le paysage inspire l’euphorie.

Mais la majeure partie du Yunnan occidental, qui n’est pas encore industrialisée, ne sera jamais touché par la gentrification.

Je marche jusqu’à Lijiang, où des familles naxis cueillent des poires rouges dans des vergers aux couleurs flamboyantes de l’automne. Je crapahute dans la dense forêt de pins tibétaine de Yongning, où des bergers en long manteau gardent leurs moutons contre les ours. Et sur les monts Diancang, je laisse un vieux muletier bai transporter mon sac sur le dos lustré d’une de ses bêtes.

« Il y a dix ans, j’avais dix mules et, maintenant, j’en ai seulement deux », me raconte Luo Siming en haussant les épaules avec nostalgie. Ses ongles semblables à du silex et ses mains larges comme des pelles portent les cicatrices des leçons de la domestication des animaux.

Il n’y a pas très longtemps, m’explique Luo Siming, il a gagné une petite fortune en transportant des marteaux-piqueurs et des sacs de ciment dans son coin jusqu’alors reculé du Yunnan. Ces cargaisons ont servi à construire de nouvelles routes. Et à le mettre au chômage.