Les pneus de voiture empoisonnent les saumons et peut-être aussi les humains
Sur les berges d’une crique comme il y en a tant d’autres au sud de Seattle, le biologiste Nathan Ivy a chargé dans le coffre de son pick-up une paire de waders et une glacière pleine de boîtes de Pétri avant de prendre la route.Alors qu’il s’insère sur l’autoroute, Nathan a pleinement conscience que cette rivière de voitures, la sienne comprise, libère un produit chimique imperceptible et...

Sur les berges d’une crique comme il y en a tant d’autres au sud de Seattle, le biologiste Nathan Ivy a chargé dans le coffre de son pick-up une paire de waders et une glacière pleine de boîtes de Pétri avant de prendre la route.
Alors qu’il s’insère sur l’autoroute, Nathan a pleinement conscience que cette rivière de voitures, la sienne comprise, libère un produit chimique imperceptible et mortel. Le même produit chimique qui, il le sait, défigure les œufs vermillon des saumons présents dans les boîtes de Pétri à côté de lui.
Durant des décennies, les chercheurs suspectaient qu’un étrange produit chimique présent dans les fleuves de l’État de Washington, dans le nord-ouest des États-Unis, était à l’origine de la mort d’un nombre invraisemblable de saumons argentés, que l’on retrouvait échoués sur les berges après de fortes pluies, leur ventre encore plein d’œufs. En 2020, après des années d’une obsession digne de Marie Curie, une équipe de scientifiques a finalement été en mesure d’identifier l’agent chimique mortel dans des échantillons d’eau de pluie : la 6PPD-quinone. Son parent chimique, ont-ils confirmé, est virtuellement présent dans tous les pneus du monde.
Chaque année, aux États-Unis, une personne produit environ 2,7 kg de poudre de 6PPD, à travers l'usure des pneus sur les routes et autoroutes. Cette poudre est ensuite disséminée dans l’environnement par la pluie ou le vent. Les scientifiques affirment que le produit chimique se retrouve partout. Des traces ont déjà été découvertes dans les eaux du monde entier, dans l’air ainsi que dans le sang et les urines des humains. Pour le saumon argenté, une espèce clé de la chaîne alimentaire du Nord-Ouest du Pacifique et un pilier de la culture des Amérindiens, le pronostic est sombre.
« Cela les tue rapidement », explique Nathan Ivy, qui mesure les effets de la 6PPD-quinone de l’un des fleuves contaminés de l’État de Washington sur le cycle de vie du saumon qui grandit dans ces eaux. « On parle de symptômes qui apparaissent après 45 minutes d’exposition à une dose léthale. »
Les scientifiques cherchent à présent en hâte une alternative à l’agent chimique auquel sont devenus dépendants les producteurs de pneus, car il s'agit d’un anti-dégradant essentiel. Pendant ce temps, les groupes environnementaux se démènent pour entreprendre des actions en justice.
Ces efforts pourraient s’avérer trop lents. De nombreuses eaux de pluie acheminant l’agent chimique se retrouvent dans les rivières où les saumons argentés se reproduisent tous les automnes, surtout dans de grandes zones urbaines comme Seattle. Depuis les années 1990, des groupes scientifiques citoyens ont observé des centaines de saumons argentés qui échouaient, morts, sur les rives après des tempêtes. Les poissons mouraient seulement quelques heures après avoir été exposés à la 6PPD-quinone, nageant en cercle de façon délirante, bouches ouvertes, se débattant pour respirer.
La docteure Jenifer McIntyre a observé cette mort disgracieuse des centaines de fois. Elle fait partie des principaux chercheurs ayant participé à la découverte malheureuse de la 6PPD-quinone et est aujourd’hui professeure associée de l’université publique de Washington. Elle y est à la tête du centre Puyallup de recherche et d’extension qui sert de plateforme pour les chercheurs étudiant la 6PPD-quinone comme Nathan Ivy.
Il y a moins de dix ans, sur les conseils de scientifiques citoyens et en écoutant l’inquiétude croissante au sein de la communauté des chercheurs, la docteure McIntyre menait tout juste sa première expérience sur les saumons exposés aux eaux de pluie. Isoler un seul mystérieux agent chimique des milliers d’autres flottant dans les eaux de pluie allait demander des efforts titanesques. Et un spectromètre de masse.
Ed Kolodziej, ingénieur environnemental de l’université de Washington, en avait justement un sous la main.
Lorsqu’il a analysé les premiers échantillons à l’aide de cette machine, qui mesure la masse atomique des composés chimiques afin de révéler leur structure moléculaire, la quantité d’agents présents dans l’eau l’a choqué. « Nom d’un maquereau, ça fait beaucoup de produits chimiques là-dedans », se rappelle avoir dit le scientifique.
Pour cadrer cette chasse au produit chimique, Jenifer McIntyre a tenté d’isoler des substances communes que l’on sait produites par les voitures, comme le liquide lave-glace, de l’essence usée et des particules d’usure de pneu. Et cette mixture issue des pneus était la seule solution mortelle.
Cette percée, en 2017, a permis d’éliminer suffisamment d’obstacles pour qu’Ed Kolodziej et Zhenyu Tian, un chercheur en post-doctorat qui travaillait sur le projet, puissent commencer la tâche rigoureuse de réduire la solution à son unique agent chimique mortel.
Durant deux autres années, ils ont passé la solution au peigne fin, au spectromètre de masse, puis dans l’aquarium de leur équipe du labo de Puyallup.
En 2019, ils étaient parvenus à isoler quatre produits chimiques. Mais les chercheurs ne les connaissaient que par leur structure moléculaire, il n’y avait aucune trace d’eux dans les recherches à leur disposition sur les pneus.
Est ensuite venu un moment de révélation, tout droit tiré d’un livre. Zhenyu Tian a eu une pensée sous la douche : et si l’un des composés différait légèrement de son original du fait de son interaction avec son environnement ? Une quinone. Une simple recherche Internet lui a donné raison. Un produit chimique à la structure similaire à la quinone se trouvait listé dans les composants d’un pneu, dans une étude datant de 1983.
« C’était vraiment comme un effort presque héroïque », se rappelle Ed Kolodziej.
Entre 22 500 et 45 000 tonnes de 6PPD sont produites chaque année aux États-Unis, souvent sous la forme de palettes violacées, selon l’Agence américaine de la protection de l’environnement (EPA). Le jour de sa découverte, Zhenyu Tian en a commandé sur Internet pour l’étudier dans son laboratoire.
Les réactions à l’étude que le post-doctorant a rédigé en 2021 se sont rapidement multipliées.
« À travers le monde, les toxicologues […] se frottent les mains, ils se disent “Ah mon dieu, une toute nouvelle toxine que l’on peut étudier” », plaisante Jenifer McIntyre depuis son bureau du centre Puyallup, d’où elle dirige une ruche de chercheurs qui s’acharnent à travailler sur la 6PPD-quinone.
Une nouvelle étude a montré que le produit chimique pouvait s’avérer fatal à des degrés variés pour la truite arc-en-ciel, la truite mouchetée et l’omble à points blancs. On sait maintenant que l’agent chimique se retrouve également dans l’urine humaine, ainsi que le sang et le liquide cérébrospinal, surtout chez la femme enceinte. Une étude réalisée en 2024 et revue par des pairs a découvert que le produit chimique entrerait le corps humain via l’ingestion, l’inhalation ou le contact par la peau. Elle avance que la 6PPD-quinone pourrait rapidement atteindre les tissus et les organes vitaux, surtout le foie et les poumons. Aux niveaux aujourd’hui observés, la toxine n’est pas toxique pour l’humain mais cette recherche pourrait avoir d’autres implications.
« Bien que nous n’ayons pas l’avoir d’avoir une réponse aussi mortelle que [d’autres espèces], nous commençons à apprendre les conséquences sous-jacentes qui pourraient certainement concerner les humains », explique la docteur McIntyre.
Nathan Ivy est l’un des biologistes qui s’acharne à découvrir les effets non-mortels de cette omniprésente quinone. Depuis un laboratoire situé sur les berges de la crique de Miller à Puyallup, il surveille deux lots d’œufs de saumon. L’un élevé dans les eaux de la crique proche et l’autre élevé dans une eau filtrée.
Un réseau de tuyaux amène l’eau de la crique jusque dans les préfabriqués améliorés que sont le laboratoire de Nathan Ivy, eau qui cascade ensuite sur des bacs qui contiennent des centaines d’alevins et d’œufs de saumon argenté. De l’eau de pluie s’écoule régulièrement dans la crique Miller, conséquence de sa proximité avec l’autoroute 509.
Grâce à ses données récoltées sur la qualité de l’eau et le développement des œufs, Nathan Ivy sera en mesure de traquer les effets non-mortels de la 6PPD-quinone, des stress qui ne tuent pas immédiatement les saumons, mais les blessent néanmoins. Il explique tout ceci en prélevant avec des forceps des embryons ayant grandi dans l’eau du ruisseau, afin de les ramener au laboratoire de l’université de Jenifer McIntyre.
Dans un bac proche rempli d’eau filtré, de minuscules saumons tout juste éclos nagent frénétiquement. Les embryons et les œufs éclos ont le même âge, mais les poissons du ruisseau grandissent de manière léthargique.
Les fabricants de pneus utilisent le 6PPD dans leurs produits depuis le milieu des années 1970 pour les préserver de la dégradation et des craquèlements, selon l’Interstate Technology and Regulatory Council (le conseil inter-état de technologie et régulation). Les entreprises assurent que le 6PPD est un élément essentiel à la sécurité, qui rallonge la durée de vie d’un pneu, signifiant ainsi une réduction des coûts pour les conducteurs et une diminution des accidents causés par un pneu crevé.
Aujourd’hui, une personne sème chaque année derrière elle au moins 2,5 kilogrammes de minuscules particules de pneu aux États-Unis, selon des chiffres publiés par l’Agence de protection environnementale de Californie. Ces particules transportent le 6PPD dans l’air pollué proche du sol, où il s’accroche à deux atomes d’hydrogène et un atome d’oxygène pour se transformer en quinone. La pluie se charge ensuite de diffuser ce 6PPD altéré dans l’environnement, où il se retrouve à tourbillonner dans les ruisseaux des saumons.
Les mesures mises en place pour réguler ou remplacer le 6PPD sont lentes. Un procès intenté par un groupe à but non-lucratif accuse les plus gros fabricants de pneus américains de violer la loi fédérale des États-Unis visant à protéger les espèces menacées de disparition (Endangered Species Act). De fait, la 6PPD-quinone est responsable de la mort des populations d’espèces de saumons menacées. Ces derniers n’étant pas distincts les uns des autres d’un point de vue génétique, certaines populations sont menacées et d’autres non.
Le procès devrait avoir lieu en janvier 2026, déclare Elizabeth Forsythe, avocate du programme de défense de la biodiversité au sein de Earthjustice, l’organisation gouvernementale à l’origine de la plainte.
Trois tribus amérindiennes du Nord-Ouest du Pacifique abordent un autre angle d’attaque via la loi fédérale sur le contrôle des substances toxiques (Toxic Substances Control Act). En 2023, l’Agence de protection environnementale a accordé une requête de la part des tribus Yurok, S’Kallam de Port Gamble et Puyallup, qui demandaient à établir des régulations afin d’interdire la fabrication et l’utilisation de 6PPD. Aucune date n’a été fixée pour le vote d’une législation.
Des chercheurs comme Caitlin Lawrence, étudiante diplômée du laboratoire Puyallup, tentent d’identifier des produits qui pourraient remplacer le 6PPD. Le département d’écologie de Washington a publié un rapport, peu après la diffusion de l’étude de 2021, listant des options potentielles.
Le problème avec celles-ci, explique Caitlin Lawrence, c’est qu’elles pourraient avoir une réaction similaire avec l’environnement que 6PPD. Les toxines environnementales sont, de manière générale, méconnues, dit-elle, et il leur en faut peu pour avoir un impact énorme.
Toujours est-il que le 6PPD et la 6PPD-quinone ne restent pas présentes dans l’eau aussi longtemps que d’autres produits chimiques éternels. La demi-vie du 6PPD n’est que de trois heures et, pour la quinone, elle est un peu plus longue « on en retrouve autant simplement parce que nous conduisons chaque jour » et produisons des particules de pneus, explique la chercheuse.
Les sols et les systèmes de filtration des sédiments retiennent efficacement les déchets des eaux de pluie, et les empêchent de pénétrer dans l’environnement. Seulement, il n’y a pas suffisamment de fonds disponibles pour planter des jardins de pluie dans tout Seattle.
Il existe une solution au problème, insistent Nathan Ivy et Caitlin Lawrence. Leur recherche pourrait motiver les entreprises à changer leur mode de fonctionnement de l’intérieur. Sinon les législations pourraient les forcer à le faire. De nouvelles données permettent l’élaboration de réglementations afin de protéger la qualité de l’eau et ainsi protéger les environnements fragiles. Ces mêmes données aident également les chercheurs à identifier les espèces de saumons qui bénéficieraient le plus de systèmes de filtration de l’eau.
« Je suis persuadé que nous pouvons vivre en harmonie avec eux, même dans un environnement urbain », affirme Nathan Ivy. « Nous devons simplement être prudents avec les produits que nous rejetons. »