Nussbaum, la base secrète nazie qui se trouvait dans l'Arctique
L’archipel arctique du Svalbard est l’un des lieux les plus reculés sur Terre. Situé à plus de 800 kilomètres du nord de l’Europe et presque aussi loin du pôle Nord, ses terres sont restées inhabitées jusqu’à la fin du 19e siècle. Cela, si l’on oublie les quelques essais manqués des chasseurs de baleines pour attendre la fin de l’hiver, qui se sont presque tous soldés dramatiquement. Le nom...
L’archipel arctique du Svalbard est l’un des lieux les plus reculés sur Terre. Situé à plus de 800 kilomètres du nord de l’Europe et presque aussi loin du pôle Nord, ses terres sont restées inhabitées jusqu’à la fin du 19e siècle. Cela, si l’on oublie les quelques essais manqués des chasseurs de baleines pour attendre la fin de l’hiver, qui se sont presque tous soldés dramatiquement. Le nom d’origine de cet archipel était Spitsbergen ce qui, traduit du néerlandais, signifie « montagnes pointues ». Et, depuis le pont d’un bateau en pleine mer, c’est d’ailleurs tout ce que l’on voit : des montagnes déchirées aux sommets couronnés de neige que séparent des glaciers tentant de se frayer un chemin jusqu’à la mer.
Ce n’est qu’une fois à terre que l’on découvre la diversité de l’archipel. Des nuées d’oiseaux de mer peuplent l’île, comme des fulmars, des grands labbes et des alcidés, puis en été elle se pare de vives éclaboussures de couleurs, d'orange et de violet, traces du lichen qui y pousse. Des mines furent établies sur l’île au début du 20e siècle mais de nos jours, le tourisme fait tourner l’île, dont l’isolement et la pureté sans nom attire des voyageurs des quatre coins du monde.
Je m’y suis rendu en 2024, durant l’été, dans le cadre d’une retraite d’artistes, The Arctic Circle, qui réunit des écrivains et des artistes du monde entier au Svalbard chaque année. Dominés par les montagnes enneigées, un petit groupe d’entre nous est parti en randonnée pour gravir une crête basse. Par-delà, du côté ouest de l’île principale, la seule partie occupée de l’archipel, s’étendait une plaine parsemée d’épaves rouillées. Un enchevêtrement de fil barbelé, à moitié enseveli dans la vase. Un pichet en métal, défoncé et déformé. Des morceaux de métal, chacun ne dépassant pas plus de 30 centimètres, tous frappés d’une rouille orange vieille de plusieurs décennies. Çà et là, un éclat de poterie. Ces détritus recouvraient une zone circulaire d’environ 30 mètres de diamètre, je me frayais un chemin en prenant garde de ne rien toucher, de ne rien déranger.
Ç’aurait pu être n’importe quoi. Les débris d’un crash d’avion ou les restes d’une cabane de chasseur. Sans les guides pour identifier ces reliques, il aurait été difficile de comprendre qu’elles étaient les vestiges d’un conflit prolongé. J'ai ensuite traversé les restes d’une station météorologique nazie construite en 1942, qui portait le nom de code Nussbaum. L’un des derniers restes d’une guerre étrange et oubliée, dont le champ de bataille s’étendait bien au-dessus du monde civilisé.
Silencieuses et inertes, ces ruines content l’histoire d’un territoire utilisé pendant la guerre. Et peut-être que dans un futur pas si lointain, il pourrait l’être à nouveau.
LES ALLIÉS ET LES NAZIS SE LIVRAIENT UNE GUERRE MÉTÉO EN ARCTIQUE
Le Svalbard ne ressemble pas à l’idée que l’on se ferait d’une zone de guerre. Durant des siècles, on la considérait comme terra nullis, un pays qui n’appartenait à personne. Tout a changé en 1927 avec le traité concernant le Spitzberg, qui ramenait l’archipel sous la souveraineté de la Norvège mais qui donnait à tous les signataires accès à ses ressources naturelles, majoritairement du charbon. Seules deux nations ont établi des colonies minières permanentes au Svalbard : la Norvège, qui en a bâti deux durant les deux premières décennies du 20e siècle, et la Russie qui maintenait également deux mines sur l’île en 1920, encore alors l’Union Soviétique.
L’archipel entier est ouvert à tous, du moins en théorie, et le Svalbard a longtemps existé en tant qu’espace n’appartenant à aucune nation. Nul besoin de visa pour visiter ou travailler sur l’île par exemple, et les personnes enceintes qui entament leur deuxième trimestre doivent retourner sur le continent car toute personne née au Svalbard ne serait techniquement d’aucune nationalité. C’est un lieu au-dessus des frontières et de la politique, une île d’une simplicité stérile où la survie l’emporte sur tout, un endroit où l’on peut difficilement se soucier d’autre chose que de la neige et de la pierre.
Mais la guerre a cette fâcheuse tendance de remettre les priorités en perspective. Des personnes ou des concepts qui avaient précédemment de la valeur deviennent inutiles, de simples dommages collatéraux, tandis que des lieux vides peuvent prendre une importance stratégique insoupçonnée. Avant la Seconde guerre mondiale, le Svalbard était vu comme une sorte de laboratoire où des États rivaux et différents pourraient participer ensemble à l’exploration et au minage de l’Arctique. Une expérience qui connut une fin abrupte avec le début de la guerre. Les puissances rivales ont alors découvert l’aspect stratégique de l’archipel.
Bien isolé du théâtre des conflits, le Svalbard conférait tout de même des avantages, moins pour sa valeur stratégique que pour son importance dans la prévision météo en Europe, principalement déterminée par les régions polaires. Les bulletins météo n’avaient pas de prix pour les capitaines de navires et les pilotes d’avion qui menaient la guerre sur le continent européen, surtout pour les Soviétiques.
En 1941, les forces Alliées ont découvert que leurs bulletins météos, qui n’étaient pas cryptés, étaient interceptés et utilisés par les Allemands. Aussitôt, Britanniques, Russes et les autorités norvégiennes libres décidèrent de cesser toutes les opérations dans l’archipel. Selon les mots des forces navales britanniques, les Allemands ne pourraient ainsi « tirer aucun avantage de Spitsbergen […] ». L’opération Gauntlet, lancée le 25 août 1941, était une entreprise alliée qui visait à détruire les mines de charbon, les bases aériennes et, surtout, les stations météo de l’île, afin de s’assurer que les Nazis ne profiteraient pas de leurs prévisions.
L’opération fut un franc succès mais les Allemands comprirent presque immédiatement que les bulletins météos alliés avaient cessé, et entreprirent alors d’établir leurs propres stations météo dans le cercle arctique. De petites équipes débarquèrent et établirent des bases sur Adventfjorden, au sud de l’archipel, proche des principales colonies. Une seconde base, plus isolée, connue sous le nom de Nussbaum, fut établie et opérationnelle dès octobre 1941.
Informés que les Allemands avaient mis en place des stations météo dans l’archipel, les Norvégiens proposèrent de récupérer l’île au cours de l’été 1942. Les vols de reconnaissance laissaient penser qu’elle n’était que très peu peuplée, et que sa recapture ne nécessiterait pas une présence militaire. Le 13 mai 1942, deux navires, le brise-glace arctique Isbjørn et le chasseur de phoques Selis, accostèrent au Svalbard, sous le commandement d’Einar Sverdrup, P.-D.G. de Store Norske, compagnie minière qui opérait sur l'île. Sverdrup s’était porté volontaire pour cette mission, arguant sa connaissance de la région. Il n’avait aucun bagage militaire mais la mission n’était vue que comme un avantage économique qu'il fallait conserver.
Ce fut une erreur de calcul lourde de conséquences.
Alors qu’ils brisaient la glace du port, les deux navires furent pris par des bombardiers longue-portée de la Luftwaffe, des Condors FW 200. Les hauts murs des fjords, avec leurs montagnes couvertes de neige, réduisaient la visibilité des Norvégiens et ils ne virent venir la menace que trop tard ; les deux Condors étaient déjà là. Les deux navires furent touchés, l’Isbjørn coula presque immédiatement tandis que le Selis prit feu et devint inutilisable. Treize Norvégiens moururent sur le champ, dont Sverdrup, et neuf autres furent blessés, et deux en moururent peu après. Les soixante autres battirent en retraite vers Barentsburg, où des vivres les attendaient.
Les Alliés tentèrent une deuxième fois ce même été de reprendre l’île. Cette fois, ils se préparèrent pour la guerre. Le 25 juin, le croiseur HMS Manchester, accompagné du destroyer HMS Eclipse, atteignirent l’île. À ce moment, la base d’Adventfjorden n’était pas gardée, les Allemands y avaient installé une station météo automatisée et avaient pris la fuite, la laissant sans défense. En revanche, Nussbaum continuait d’envoyer des rapports. Isolée des autres colonies, elle passa l’hiver, tenant jusqu’à l'été, lorsque le 20 juin 1943, les forces norvégiennes prirent le poste reculé par surprise, tuant un homme et faisant fuir les cinq autres à bord d’un sous-marin.
Ces batailles pour l’île continuèrent jusqu’à la fin de la guerre. Bien qu’il n’ait jamais été l’un des lieux d’action principaux de la guerre, l’archipel fut le témoin de conflits répétés, des tentatives de contrôle des îles de la part des deux camps. Le navire de guerre allemand redouté, le Tirpitz, durant l’une de ses seules actions offensives de la guerre, attaqua les forces alliées peu après le raid sur Nussbaum, le 8 septembre 1943, accompagné d’un autre croiseur de guerre, le Scharnhorst. Cet assaut coûta la vie à six Norvégiens, trente-et-une personnes furent détenues prisonnières. Ils ne purent cependant garder le contrôle de l’île très longtemps et, moins d’un mois après, le croiseur américain, l’USS Tuschaloosa, débarqua le 19 octobre avec à son bord des vivres et des renforts. Les Alliés dominaient à nouveau le fjord principal.
Même ainsi, les Allemands parvinrent à mettre en place une dernière base météo, celle-ci éloignée de toutes les colonies habitées de l’île de Spitsbergen. L’opération Haudegen établit une station météorologique sur la côte nord de l’île inhabitée Nordaustlandlet, qui commença à transmettre des informations à la Gestapo allemande de Tromsø, au Nord de la Norvège, à parti du 9 septembre 1944. Elle fut épargnée durant tout le reste de la guerre, en partie protégée par son isolement. Mais ce même aspect qui jouait dans sa défense desservait les soldats allemands qui y étaient stationnés. Peu de temps après le suicide d’Hitler, Tromsø leur ordonna de détruire leurs bulletins météo ainsi que tout autre document secret de la base, et de se préparer à une opération de sauvetage terrestre. Mais les secours ne vinrent jamais et, le 24 mai, plus aucun signal ne fut reçu de la part de Tromsø. Uniquement munis d’un canot à rames, les soldats allemands laissés pour compte n’avaient aucun moyen de quitter cette île et toute tentative d’attirer les bateaux qui les approchaient fut infructueuse.
Ces onze hommes durent se débrouiller seuls sur l’une des îles les plus inhospitalières de la planète. Ils firent du mieux qu’ils purent, continuant leurs travaux météorologiques et scientifiques tout en attendant des nouvelles d’Allemagne. Enfin, en août, alors que la perspective de devoir passer un autre hiver sur cette île commençait à poindre, ils se résignèrent à appeler à l’aide sur les fréquences alliées. Au début du mois de septembre, leur signal fut entendu par la Norvège, qui envoya un navire les chercher, et accepter leur capitulation.
Ce furent les derniers soldats de l’armée d’Hitler à se rendre.
PLUS DE TRACES DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE
On ne trouve pas facilement de quoi construire au Svalbard. Au-delà de la limite forestière, tout, même le bois, doit être importé. Les bâtiments ne restent pas vides bien longtemps : s’ils ne peuvent être réutilisés, ils sont démantelés et leurs matériaux sont redirigés vers d’autres projets plus utiles. Ce fut le sort réservé à Nussbaum, la base fut déconstruite après la guerre et il n’en resta vite plus rien que des détritus. Mais en 1992, la Norvège fit voter le Cultural Heritage Act (la loi sur l’héritage culturel) qui déclare que tout objet antérieur à 1946 ne doit être dérangé. Ainsi, tout sur l’île qui ne fut pas naturellement pris par la glace, resta en place. Durant trois décennies, ce champ d’épaves rouillées resta tel quel, un souvenir imperturbable de la guerre et un musée en plein air, racontant une histoire vieille de quatre-vingts ans.
Il semble aujourd’hui presque irréel de se dire que l’île fut un jour le théâtre de conflits. Toutefois, les restes de Nussbaum ne furent pas les seules reliques que mon groupe a vu lors de notre séjour au Svalbard. Plus loin au Sud, sous l’œil serein du soleil qui ne se couche pas, nous tombons sur les restes d’un renne de Svalbard. Ses bois, la partie inférieure de sa mâchoire et la moitié de sa colonne vertébrale ont été consciencieusement débarrassés de leur viande et trônent sur sa fourrure blanche, qui détonne sur la vase brune. Un rappel que tout ce qui nous entoure peut être utilisé et recyclé, et que ce qui reste n’est qu’inutile. Je la dépasse, déséquilibré par le terrain instable et meuble.
Nous avons fini par découvrir ce que mes guides avaient seulement ouï-dire : un Junkers Ju 88. L’avion de guerre allemand se trouvait sur un champ de glace, sa carrosserie de métal luisait encore sous les rayons du soleil arctique. Il en manquait une grande partie, comme si elle avait été dévorée, mais sa queue était presque entièrement préservée, tout comme ses ailes. Le cockpit n’était qu’un squelette de fer et de fils. Tout autour de l’avion, on retrouvait d’autres objets : un réservoir d’essence, un pneu qui provenait du nécessaire d’atterrissage. Autant d’indices d’un atterrissage forcé sur un terrain inégal.
Durant la guerre, les Allemands avaient fait construire plus de 15 000 Ju 88. Cet avion à deux moteurs dans lequel tenaient quatre hommes pouvait être extrêmement versatile au cours des combats, endossant à la fois le rôle de combattant et de bombardier. L’avion qui se trouvait devant nous, auparavant connu sous le matricule 4D+GS, comptait parmi les dizaines de combattants envoyés pour attaquer le convoi PQ 18. Il s’agissait d’une flottille alliée de quarante navires de fret et de leur escorte, qui ont quitté l’Écosse le 2 septembre 1942 pour faire voile vers l’Islande avant de se rendre à Arkhangelsk, dans l’Union Soviétique.
Le convoi fut constamment harcelé par des attaquants et des sous-marins allemands et perdit treize navires. Les forces allemandes en pâtirent également et les Alliés coulèrent quatre sous-marins et quarante-quatre avions, dont celui-ci, endommagé par les tirs et forcé d’atterrir en urgence dans le Sud de Spitsbergen. L’avion fut gravement endommagé lors de cette manœuvre forcée, mais son équipage survécut et fut sauvé peu de temps après avoir débarqué sur l’île. Seul l’avion demeura, plus tard démantelé pour son matériel électronique par les Allemands. Il n’a pas bougé depuis.
Ce tas de ferraille luisant dans la neige blanche reflète les rayons bas et persistants du soleil, le rendant difficile à bien apercevoir. Il se fond dans le paysage morne. Son acier et sa mécanique ont défié les éléments, comme si la Nature avait choisi de ne pas toucher à sa carcasse, alors même que le climat tout autour change de manière aussi drastique qu’imperceptible.
À Signehamna, il aurait été difficile, voire impossible, de comprendre ces vestiges sans notre guide pour nous expliquer ce qu’il s’était passé. Elles n’auraient été qu’un autre cimetière de détritus rouillés. Même si l’on avait pu identifier cela comme étant une station météo, la violence qui se cachait derrière nous aurait échappé. Dans le cas du Ju 88, c’est une autre histoire, on voit bien qu’il s’agit d’une arme de guerre.
Même immobile et silencieux, la présence de l’avion de guerre détonne dans ce cadre si calme. Un rappel que tout, même la plus bucolique des destinations, peut être le théâtre d’une guerre, et que ses traces sont mystiquement préservées, ici dans le Haut Arctique.
LA PLUS FROIDE DES GUERRES CONTINUE
La Seconde guerre mondiale peut sembler appartenir à un passé lointain, mais certains signes indiquent que le Svalbard pourrait encore jouer un rôle dans les conflits futurs. Depuis 2022, les relations entre les colonies norvégiennes principales et les colonies minières russes se dégradent. Et beaucoup de guides refusent d’emmener les visiteurs sur les deux sites des mines russes, pourtant détenues par l’État.
Ce n’était qu’un signe d’une nouvelle ère, où la coopération a cédé la place à la rivalité. Alors que les États-Unis tentent de renforcer leur contrôle du Groenland, les puissances européennes et asiatiques, et pas seulement la Norvège et la Russie, mais aussi la Chine, qui a tenté d’acquérir de larges bandes de terres dans les îles, essayent subtilement d’asseoir leur présence dans l’archipel. Dans un monde qui se réchauffe, l’océan Arctique devient de plus en plus précieux, pour le commerce et le tourisme, mais également pour la domination mondiale.
Si, en surface, le Svalbard semble une utopie où ne règne aucun État, en coulisses, tout le monde se bat pour le contrôle de cet archipel stérile, comme un siècle plus tôt.